Chronique : Ibou Fall, « Je suis Senghorien mais je me soigne »
Views: 3925 min readAlors que la vente aux enchères de 343 ouvrages appartenant au défunt, mais pas toujours regretté, Léopold Sédar Senghor, doit se tenir le 16 avril 2024, le nouveau chef de l’Etat du Sénégal, Bassirou Diomaye Diakhar Faye, ô surprise, décide de stopper cet outrage à la Nation sénégalaise.
Instruction est donnée à notre représentation diplomatique pour rapatrier ce qui relève du patrimoine national. Doit-on comprendre que le président Senghor, pardon, Sédar Gnilane, c’est nous ?
Le geste est inattendu pour ne pas dire surréaliste, venant d’un militant démissionnaire du PASTEF dont le leader, le PROS qui, entre autres déclarations tonitruantes, décrète à ses débuts, urbi et orbi, histoire de lancer sa carrière politique, que tous nos anciens chefs d’Etat méritent le peloton d’exécution pour avoir trahi le peuple sénégalais.
Mieux, le PASTEF, pour marquer sa différence, porte aux nues l’ancien président du Conseil des ministres, Mamadou Dia, emblématique victime du Senghorisme triomphant.
Tout est là pour que, ce 16 avril passé, le patrimoine de Senghor finisse aux enchères, comme un vulgaire string de Madonna balancé en fin de concert alors que ses groupies bavent pendant une heure juste pour son décolleté audacieux exposé en intro.
Mais non, bizarrement, Sédar Gnilane, un fils du Sine tout comme Diomaye Diakhère, depuis peu, mérite de la République. Il en aura fallu du temps.
Le p’tit autochtone court sur pattes à l’accent indigène, sujet français, au demeurant récent agrégé de grammaire, en 1945, ne paye pas de mine à côté de l’altier Maître Lamine Guèye, citoyen français, Maire de Dakar, docteur en droit. C’est le député kaki qui a le mauvais goût de soutenir les paysans, les ouvriers, disons-le, les sans-culottes de la colonie.
Aux réunions de la SFIO, où il arrive comme un cheveu dans la soupe, ses avis comptent pour de la petite bière.
Il ne peut pas comprendre que le curieux agrégé sérère qu’il est, fait figure de folklore dans le décor pour la Constituante de 1946…
Quand il rend le tablier et entre en campagne, les gens instruits qui ont tout compris dès la naissance ont des sourires en coin.
Son soutien agissant aux cheminots qui font mettre un genou à terre aux colons n’est qu’un début. Il prend d’assaut la colonie du Sénégal en donnant le pouvoir aux « sujets », notamment en propulsant Mamadou Dia au-devant de la scène.
Le Sérère et le Toucouleur sont les deux faces d’une même pièce, celle qui défend la dignité des Sénégalais et conduit à l’indépendance.
Certes, l’un est aussi pondéré que l’autre est fougueux ; quand le cultivé Sérère catholique se plaît du conservatisme des guides religieux musulmans, le docte Toucouleur venu du Baol s’entiche de la philosophie du développement d’un curé catholique révolutionnaire.
Lorsque les indépendances deviennent inéluctables, les Soudanais, Modibo Keïta en tête, ne veulent rien savoir : le p’tit Sérère catholique agrégé de grammaire ne peut pas diriger un empire où les Mandingues sont presque une majorité, suivis des Halpulars, tous musulmans.
Le bras de fer prendra une autre tournure : ça se jouera entre Sénégalais et Soudanais.
Chez nous autres, de la rive ouest du fleuve éponyme, l’ethnie et la religion passent derrière le sentiment d’être sénégalais. Les gens de l’autre rive du fleuve, après les incidents vite maîtrisés, rentreront par train à Bamako et les Sénégalais proclameront la République avant d’élire entre élus en vase-clos à l’Assemblée nationale, leur président, Léopold Sédar Senghor.
Entre Senghor et Dia, même s’ils ne le disent pas, ça fait longtemps qu’ils ne parlent plus le même langage. Déjà, à propos du référendum que De Gaulle propose, ils ne pensent pas pareil. C’est un « compromis dynamique » qui règle la question : ils votent « oui » mais l’indépendance du Sénégal, ou plutôt de l’AOF, est le but, et au plus vite.
Quand le Sénégal devient souverain, son président se tourne les pouces pendant que la République est sous la coupe réglée du chef de l’Exécutif, tout aussi affublé du titre de « Président », mais lui est celui du Conseil de Gouvernement.
Tiens, comme c’est curieux : on avait deux présidents pour une même république, entre 1960 et 1962… Je sais bien : quand ça nait après 1974, devant ces curiosités de l’existence, ça s’y perd facilement…
C’est un timonier solitaire, droit dans ses bottes qui fait régner l’ordre, parfois au prix d’un bain de sang, lorsque la République tremble dans ses fondements, dix années durant.
Il affrontera toutes les menaces, les délations, tous les complots avec le même sang-froid et cette manière unique de mériter le respect de tous, surtout de ses adversaires.
En français facile, on appelle cela avoir de la classe. C’est sans doute le plus beau legs de Senghor…
Le poète président laisse derrière lui une superbe œuvre intellectuelle, à n’en pas douter, qui illustre sa rigueur dans le travail ; une culture encyclopédique que le monde entier lui reconnaît et magnifie partout sur la planète.
Rien ni personne ne me fera changer d’avis : sa classe reste inégalée, malgré les agressions de ses successeurs qui s’évertueront, sous le magistère d’Abdou Diouf, deux décennies durant, à le présenter comme ce renégat au service du blanc, ce farfelu que ses lubies d’artiste dominent au point qu’il aura coulé le pays. Ils s’évertueront à démolir son image et son œuvre, histoire de rafistoler les leurs.
Senghor reste à mes yeux l’exemple achevé du citoyen du monde, pétri de savoir-vivre, qui rendra le pouvoir avec cette élégance que nos contemporains ne sont plus en mesure d’égaler.
Ce n’est pas que ses successeurs n’ont pas tenté. C’est juste que la marche est trop haute.
Ibou Fall, Journaliste.